jeudi 6 septembre 2012

LE PEUPLE KONGO ET LA LUTTE DE LA LIBERATION DE L'HAITI



LE  PEUPLE  KONGO  ET LA LUTTE DE LA LIBERATION DE L'HAITI




Dans la memoire collective haitienne, le terme  Kongo  est une insulte ; il designe une personne encline a la soumission et a la trahison. Cela peut sembler paradoxal, au regard de la forte representation numerique du groupe congo dans la population esclave de Saint-Domingue dans les derniers temps de la colonie, au regard de sa contribution importante a la formation de la culture populaire haitienne et de sa participation a l'insurrection contre l'esclavage colonial et a la guerre d'independance. On est la, a premiere vue, en presence d'une operation d'assignation identitaire. Mais dans quel contexte de lutte politique et symbolique cette hetero-identification a-t-elle pu se produire ? Quel en a ete l'enjeu majeur ? Dans quelle situation relationnelle l'image negative du Kongo soumis, potentiellement traitre, a-t-elle pu se former et s'imposer ?

Notre objectif est de repondre a cet ensemble de questions, partant de l'hypothese qu'un Kongo imaginaire avait fini par masquer le Kongo reel. Ce processus a ete le resultat, dans un premier temps, de la lutte politique et symbolique entre les chefs nes creoles et les chefs nes en Afrique pour la forme de direction de la guerre de l'independance et, dans un second temps, de la lutte de << l'elite >> au pouvoir apres 1804 pour la justification et la legitimation de sa domination sur la masse des cultivateurs reasservis.

Saint-Domingue, un vivier d'imaginaires racisants

Haiti est nee de Saint-Domingue, qui fut tout ensemble un creuset de races imaginaires et un monde d'apartheid, un champ de contradictions sociales contenues et d'oppositions culturelles creatrices, de confrontations et de rencontres de groupes ethniques ou culturels differents. Vue dans ce contexte, la formation du peuple haitien et de sa culture est le resultat d'un long processus de brassage et de metissage (Gruzinski 1999) de << nations >> africaines, au contact de groupes europeens colonisateurs. Ce processus complexe de reelaboration et de recomposition de traits et d'univers culturels herites d'Afrique, de metissage biologique d'individus d'origines ethniques differentes, d'affrontement symbolique de groupes sociaux << racialises >> , rigidement hierarchises et places dans les postes de travail selon un classement racial, est a situer, bien entendu, pour etre compris, dans le cadre de l'esclavage colonial et de la colonie de plantations.

Christophe Colomb decouvrit sans doute le Nouveau Monde


et Amerigo Vespucci  
l'Amerique. Mais les conquistadores de leur suite, d'abord Espagnols, puis Europeens en general, n'ont jamais reve que de contrees nouvelles a conquerir, productrices de richesses rares et de biens exotiques a exploiter pour l'enrichissement et l'agrement de l'Europe . Bien avant le depart de Colomb vers les Indes et l'inconnu, le roi Ferdinand d'Espagne, le 30 avril 1492, puis le 28 mai 1493, le placait a la tete des peuples qu'il << decouvrirait et subjuguerait >> -- selon ses propres termes -- et commandait a ces peuples, condamnes a principe a la soumission, de le reconnaitre comme amiral et vice-roi . Des le depart etait presente dans l'imaginaire de la decouverte de mondes nouveaux l'idee de colonie associee a l'idee d'asservissement du non-Europeen. Colomb partit a la recherche de la route des epices, les colons apres lui inventerent la route de l'esclavage colonial.

La << decouverte >> du Nouveau Monde, l'apparition d'une nouvelle idee de colonie a esclaves et l'invention d'une nouvelle forme d'esclavage en Amerique fondee sur le racisme, disent un seul et meme processus historique, celui de la constitution, a partir du XVe siecle, d'un nouveau rapport mondial de dependance defini en termes polarises de metropole et de colonie. A partir de cette epoque de la premiere mondialisation (Thorens 1993 ; Gruzinsky 1999), chaque puissance europeenne se lanca dans l'entreprise de se procurer ses dependances coloniales en Amerique et de monter sa traite de negres africains (5).



Haiti, pays des Arawaks LES ARAWAKS 
 , devenu Hispaniola apres sa decouverte-conquete, fut la premiere colonie d'Europe en Amerique a pratiquer le nouvel esclavage colonial. Les premiers captifs africains y furent introduits en 1505, une initiative condamnee au debut par le roi catholique d'Espagne. Mais, devant le deperissement rapide des Autochtones << indiens >> qui avaient ete reduits en esclavage et forces au travail d'exploitation des mines d'or, la proposition de Las Casas de leur substituer des esclaves africains plus resistants fut adoptee en 1509. Le roi signa en 1517 une ordonnance pour faire transporter 4000 negres aux quatre Grandes Antilles. En 1518, la traite transatlantique, prenant la suite de la traite transsaharienne, fut officialisee par Charles-Quint . Ainsi fut legalement (Sala-Molins 1987, 1998; Peytraud 1973) inaugure par l'Europe chretienne l'esclavage africain en Amerique, inauguration legale aussitot suivie de l'ouverture muette du marronnage negre en Amerique (Price 1981). L'annee 1520 vit la premiere desertion concertee d'esclaves africains. Par bandes, ils rejoignirent le cacique Henri, le chef rebelle indien campe dans les mornes du Bahoruco. Deux ans plus tard, en 1522, deux groupes d'environ vingt esclaves chacun s'emparerent des armes de leurs maitres et massacrerent plusieurs conquistadores, avant d'etre eux-memes ecrases apres deux jours de soulevement. Des le debut furent rejetes en acte l'esclavage colonial et le nouveau rapport mondial de domination coloniale. Une colonie a esclaves est grosse de communautes reinventees, comme l'atteste le phenomene universel du marronnage et des revoltes d'esclaves (Geggus 2003 ; Price 1981 ; Debien 1974 ; Debbash 1961, 1962).

La Saint-Domingue francaise naquit plus tard  



, vers le milieu du XVIIe siecle, dans la partie occidentale d'Hispaniola conquise par des aventuriers flibustiers et boucaniers de nationalites diverses, qui la placerent sous l'autorite et la protection du roi de France. Officiellement cedee en 1697 a la France par le traite de Ryswick, la partie occidentale d'Hispaniola devint rapidement la plus riche colonie de plantations de l'Amerique, ou s'epanouit l'esclavage colonial dans toute sa rigueur et specificite, comme pratique reglee d'abrutissement et discours raciste d'avilissement. Bref, comme dispositif de deshumanisation methodique. Elle fut aussi la seule colonie a esclaves d'Amerique ou l'on put observer l'institution imaginaire d'une societe afro-creole (Midy 2004).

La colonie de plantations produit exclusivement pour sa metropole, plus precisement pour le commerce de la metropole. Elle existe par et pour la metropole. << Les habitants des colonies sont les fermiers de la metropole >>, soutiennent les defenseurs du systeme. Pour Le Brasseur, un ancien administrateur des Iles sous le Vent, la colonie doit differer en tout de la metropole, pour n'en etre qu'un organe specialise, un lieu de manufactures de sucre et d'indigo, peuple d'esclaves noirs, ou << on ne peut etablir aucune branche d'industrie sans faire tort a la metropole >>. C'est << un pays ... dont le premier lien doit etre la dependance et dont l'interet particulier est toujours contraire a celui de la metropole >> (Le Brasseur, 1782, AOM, F3 ). Saint-Domingue fut liee a la France, asservie, se plaignaient les colons, par l'Exclusif colonial qui leur interdisait de commercer et de traiter avec les puissances maritimes etrangeres . Ce lien de dependance coloniale nourrissait depuis toujours dans la colonie un esprit d'insubordination qui poussait a la rebellion, voire a la tentation d'autonomie (Debien 1946). Deja, en 1665, les colons se revolterent quand la Compagnie des Indes Occidentales, la premiere detentrice du monopole du commerce avec les Antilles francaises, eut interdit les echanges avec les Hollandais. Ces marchands etrangers suppleaient plus ou moins a l'incapacite de la Compagnie de fournir aux colons les marchandises necessaires et d'acheter en retour leur production de tabac. Ce mouvement de protestation forca alors le roi a ouvrir le commerce a tous les navires francais, a charge pour eux de verser des droits de compensation de 5 % a la Compagnie (8).

Quatre cultures principales furent successivement developpees dans la colonie. En premier lieu, la culture du tabac, fondee sur la petite propriete et une main-d'oeuvre servile restreinte composee d'esclaves noirs et d'engages blancs . Mais la petite propriete se mit a reculer apres 1690 devant la poussee de la grande propriete, base de la plantation d'indigo, de canne a sucre et de cafe. L'agriculture coloniale du XVIIIe siecle, en effet, etait fondee sur l'emploi d'une main-d'oeuvre servile abondante toujours a renouveler, sur l'investissement de capitaux considerables et sur l'organisation rationnelle de la production. Au cours de cette periode de transition dans le mode d'exploitation et la nature des cultures, on assista aussi a un changement important dans la composition de la main-d'oeuvre. Apres 1690, le nombre des esclaves croissait rapidement alors que diminuait de facon croissante le nombre des engages, jusqu'au tarissement de la source vers 1715. Il est a noter que l'accroissement continu de la population esclave est du en grande partie a l'augmentation croissante du groupe congo a Saint-Domingue. Ce dernier devint, a partir de la seconde moitie du XVIIIe siecle, le plus nombreux parmi les esclaves transportes d'Afrique : la bourgeoisie marchande de la metropole avait trouve plus rentable pour elle de financer la traite d'esclaves a vie a la place d'engages pour 36 mois (Debien 1942: 75).

Sauf peut-etre par ses conquerants flibustiers et boucaniers, Saint-Domingue n'a jamais ete consideree comme une patrie par les colons qui vinrent s'y etablir (11). Les Francais expatries envisageaient de n'y rester que le temps de faire fortune, vivant en bivouac, comme dans un camp, nota le baron de Wimpffen au retour d'un voyage dans la colonie (1797). Et Le Brasseur de corroborer : << Personne ne va a Saint-Domingue pour y demeurer, mais pour s'y enrichir ; les regards y sont toujours tournes du cote de l'Europe >> . Procureurs, gerants, economes, << pacotilleurs >>, aubergistes et aventuriers, tous n'avaient qu'un projet, celui de revenir vite enrichis dans leur patrie. Animes par le reve d'un enrichissement rapide qui haterait leur retour en France et leur procurerait de la reconnaissance, sinon de la distinction, ils y devinrent les plus entreprenants, proprietaires de plantations et d'esclaves, et surtout, a leurs yeux, au niveau de l'imaginaire, maitres blancs superieurs, places au-dessus d'esclaves negres. Le rapport maitre blanc-esclave negre, espace de conflit radical, est generateur de politiques d'abrutissement et d'ideologies justificatives racistes ; generateur egalement de pratiques d'insoumission et d'imaginaires de liberation. A Saint-Domingue, << ce pays ou les esclaves conspirent dans le coeur pour la liberte >>, comme crut le decouvrir le gouverneur De Nolivos en 1772, Aradas et Kongos, notamment, se firent remarquer dans la production de tels imaginaires.

Outre les Blancs qui constituaient juridiquement la societe coloniale, Saint-Domingue comptait aussi les Affranchis, Gens de couleur et Noirs libres. Il y en eut des le debut de la colonie, enleves dans la partie espagnole. A ces premiers non-Blancs libres s'ajoutaient d'annee en annee les Sang-mele issus d'unions de Blancs-Negresses et affranchis par leurs peres, les Negres esclaves affranchis par leurs maitres ou ayant achete leur liberte, et la progeniture de cette population affranchie. Modeste au debut, leur nombre croissait rapidement par le jeu combine des affranchissements et de la reproduction naturelle . Une partie d'entre eux, proprietaire de plantations et d'esclaves, produisait pour la metropole du cacao et surtout du cafe ; une autre cultivait des jardins et vendait des vivres sur le marche local; une autre etait formee d'artisans ; tous consommaient les produits du commerce francais. A la population de couleur libre, legalement constituee, il convient d'ajouter les libres de savane, comme Toussaint Breda, tres peu nombreux, jouissant d'une liberte de fait sans avoir le statut legal de libre. Mentionnons enfin les groupes de marrons refugies dans les bois , dont le plus important au Morne , La Selle,  fut reconnu independant en 1785 par le gouverneur de Bellecombe. Ces categories de libres de droit ou de fait jouerent un role important dans la guerre d'independance nationale  et dans la formation de la societe haitienne et la composition de sa culture.

 faconner a l'esclavage

Les premiers esclaves de Saint-Domingue provenaient des prises faites sur les Espagnols en mer ou a terre, d'abord par les corsaires, puis par les colons habitants aussi . Ayant debute lentement au Senegal sur la cote atlantique, la traite francaise commenca a grossir vers 1685 avec le trafic des Bambaras . Elle s'etendit a la Gambie, au Cap-Vert et a la Guinee-Bissau, traversa la Guinee, la Sierra Leone et le Liberia, une reserve de la traite anglaise, pour se deployer, durant la premiere moitie du XVIIIe siecle, sur la Cote d'Or et la Cote des Esclaves, d'ou etaient ramenes surtout des Aradas et des Nagos. Traversant le Cameroun et le Gabon actuels, elle descendit vers le Kongo et l'Angola, d'ou elle tirait apres 1750 le gros de ses cargaisons de captifs , pour s'arreter au Mozambique sur l'ocean Indien vers 1773 . Les captifs africains vendus aux Antilles provenaient donc de nations diverses. Ils differaient de moeurs, de langue, de culture . Mais, dans les colonies, ils etaient tous soumis a un meme dispositif de deshumanisation, fait de violence physique et symbolique, et destine, dans la conception courante,  bref, a leur faire acquerir la qualite d'esclave volontaire. Administrateurs et maitres, soucieux d'accumuler un savoir sur la technologie de production de l'esclave colonial, multipliaient a l'intention des colons instructions et guides pour la discipline des negres  . L'enjeu veritable: decouvrir leur point resistant et leur point faible pour pouvoir les subjuguer . Dans cet esprit etaient propagees diverses evaluations par divers auteurs des  respectifs des diverses  nations  negres, et des conseils sur les nouveaux caracteres a leur faire acquerir, qui les rendissent propres a l'esclavage colonial. Le systeme d'esclavage colonial se trouva engage, par le mouvement meme de sa constitution, dans un immense travail de reingenierie du captif africain en esclave colonial .

Des captifs traites dans la region septentrionale de l'Afrique, les Negres du Senegal, reputes  les plus belliqueux  avec ceux de la Gambie  passaient pour fiers, intelligents, superieurs, mais impropres au jardin . Ils etaient employes dans les villes et les bourgs, surtout comme esclaves domestiques, les femmes en qualite de nourrices et de servantes. Les Bambaras au contraire, l'ethnie la plus nombreuse de cette region a Saint-Domingue, juges laborieux et endurcis au travail, etaient apprecies pour leur docilite. Prets  a suivre leurs maitres jusqu'aux antipodes  on n'avait point de revolte a craindre de leur part .  Les Mandingues  tres attaches a l'islam  et sachant lire le Coran, dont ils suivaient la loi  mais  pietres negres de terre servaient comme esclaves domestiques. Quant aux Bissagots, ils etaient redoutes par les maitres, les femmes comme les hommes; altiers, ils supportaient mal l'esclavage, comme les Balantes, les Diolas et les Nalous.

Les captifs de l'Afrique septentrionale avaient en commun le fait que leurs nations avaient ete soumises aux Maures et islamisees.   Ces nations parlaient chacune une langue differente, mais le wolof, largement repandu dans la region, servait de langue de liaison. Ils s'en remettaient pour tout a la providence, ou la predestination. Les negres de Saint-Louis et du Senegal rapportent tout a Dieu, le bien et le mal. Quoi qu'il arrive, ils disent "grand merci Bon Dieu"   .  Comment l'empecher, en effet,  si Dieu le veut ?  Selon le meme observateur, les habitants de la region portaient tous des gris-gris, especes d'amulettes ou de talismans qui les rendaient, croyaient-ils, invulnerables  . Le gris-gris auquel ils attachaient le plus d'importance etait   un cordon tres menu qu'ils ont autour des reins et qu'on leur met en naissant  .

Les peuples de la Cote d'Or et de la Cote des Esclaves (Ghana, Haute-Volta, Togo, Dahomey, Nigeria occidental) fournissaient, apres ceux des cotes du Kongo et de l'Angola, le plus grand nombre de captifs aux plantations de Saint-Domingue. Ils avaient en commun l'intelligence vive et l'attitude altiere, observa Moreau de Saint-Mery. La plupart des esclaves tires de ces cotes etaient juges difficiles a conduire, tres orgueilleux et prompts a se donner la mort. Les Nagos , notamment, etaient toujours pres de la revolte et les Ibos portes au suicide. Quant aux Aradas, ils sont presentes par Moreau de Saint-Mery comme veritables sectateurs du vaudou ..., qui en maintiennent les principes et les regles a Saint-Domingue . Considere' comme dangereux pour la securite' de la colonie, pretendument a cause de l'emprise de ses pretres et pretresses sur les fideles, ce culte etait interdit par l'Administration coloniale  .  Les Aradas, denomination commune des captifs de nations diverses traites sur la Cote d'Or et la Cote des Esclaves, avaient des croyances religieuses apparentees et une comprehension commune de l'ewe, langue de liaison de la region. Ils se flattaient de posseder le langage creole , eux qui parvenaient le plus difficilement a apprendre le francais  .

Comme les captifs ramenes des cotes du Senegal et de la Gambie, de la Cote d'Or et de la Cote des Esclaves, les Mozambiques de l'ocean Indien ne se laissaient pas facilement  plier a la servitude quoique reconnus fort et doux. Mais tel n'aurait pas ete le cas des Kongos, ces captifs traites sur les cotes du Congo et de l'Angola. Tous les temoignages s'accordent pour souligner leur gaiete, leurs chants perpetuels et leur soumission,
 Ils  sont d'une douceur et d'une gaiete qui les fait rechercher, quoiqu'on puisse  leur reprocher d'etre un peu enclins a la fuite  . Le colonel Malenfant, de l'expedition Leclerc a Saint-Domingue, y decouvre de joyeux et bruyants Kongos, doux et bons, qui chantent sans cesse et mettent leur bonheur dans la danse et le repos. Mais ils ne sont pas tres laborieux, ajoute-t-il, car les femmes avaient l'habitude de cultiver la terre dans leur pays. Comparant les Kongos aux captifs de la Cote d'Or, du Senegal et de la Gambie, juges  infiniment plus difficiles a contenir  et toujours occupes a quelque projet de revolte durant la traversee, Lamiral constate que les negres d'Angola, au contraire, n'etaient nullement dangereux et qu'on prenait l'habitude de leur enlever leurs chaines aussitot que le vaisseau avait perdu la terre de vue  . Hilliard d'Auberteuil, ancien resident de Saint-Domingue, confirme ce qui semble etre une appreciation generale : les Kongos, les plus nombreux dans la colonie, sont faciles a conduire. Juges adroits, ils apprennent facilement et rapidement les metiers, sont aptes a la culture des plantations, mais enclins au marronnage  .

Tant de qualites  etaient aux yeux des colons autant de qualifications pour le travail servile, dans les places  a privileges  comme dans les postes de travail penible. Dans bien des ateliers, constate Debien, cette race dominait. Elle etait propre aux travaux agricoles, dure a la fatigue, douce et tranquille . Moreau de Saint-Mery note que les Kongos avaient toujours le rire sur la figure et etaient precieux dans un atelier, ou ils retardaient par leur gaiete la fatigue du travail. Ils offraient en plus l'immense avantage de s'adapter plus facilement au climat de Saint-Domingue. Peu difficiles pour leur nourriture, ils s'alimentaient des leur arrivee de bananes, qu'ils aimaient tellement qu'on les avait appeles : "Kongo manje bannann." Autre avantage de poids, les femmes etaient, a leur arrivee a Saint-Domingue, habituees au travail des champs, qualite qui les faisait rechercher. Le colonel Malenfant fait observer qu'elles y travaillaient aussi bien que les hommes aradas et tacouas. En outre, elles etaient preferees pour le service domestique, entre autres pour leur intelligence, leur facilite a parler purement le Creol . En general, les Kongos etaient utilises comme pecheurs, bucherons, defricheurs et surtout comme cultivateurs de jardins. On formait aussi parmi eux d'habiles ouvriers et d'excellents domestiques . Mais,  enclins au marronnage , ils etaient rares aux postes de commandeurs.

L'invention du Congo soumis et traitre : du reel a l'imaginaire
.

L'image du Kongo soumis et content est un stereotype largement repandu parmi les observateurs de l'esclavage colonial a Saint-Domingue. Mais ces temoins observent du cote' et du point de vue du systeme dont ils font partie. A leurs yeux, la soumission de l'esclave colonial etait une qualite positive et non une marque depreciative. La signaler chez le Kongo etait pour eux une facon de recommander ce dernier a l'attention des marchands negriers et des maitres colons. L'image du Kongo soumis, a visee de stigmatisation, n'est donc pas une production des maitres colons.

Pareille image a-t-elle pu etre presente parmi les groupes d'esclaves portes a l'insoumission ? Faute de documentation pertinente, on ne pourra peut-etre pas repondre avec assurance a la question. On peut cependant soutenir de facon raisonnable et vraisemblable que la construction d'une telle image devalorisante n'etait pas possible avant le declenchement de la Revolution des esclaves. Isoles qu'ils etaient dans des ateliers separes, ils n'avaient guere les moyens de produire une connaissance generale, concernant la reponse differentielle a l'asservissement, qui ait pu distinguer les groupes ethniques africains les uns des autres. Ils ne pouvaient pas savoir, difficilement en tout cas, avant de se trouver engages dans le mouvement revolutionnaire de transformation du systeme et de redefinition radicale de soi, comment se comportait le Senegalais, l'Arada ou le Kongo face au Maitre, face a l'esclavage colonial. Il n'est toutefois pas invraisemblable que dans les ateliers de composition ethnique multiple, il y ait eu de la part des esclaves portes a l'insoumission des gestes de condamnation et des attitudes de mepris devant l'apparente docilite de leurs compagnons Kongos. Quant a ces derniers, leur soumission apparente, calculee ou pas, leur paraissait probablement profitable. Elle leur donnait acces a des places de meilleur traitement et de meilleure condition de vie, relativement parlant. Les Kongos etaient parmi les esclaves preferes pour les postes de domestiques et d'ouvriers. Etre appele pour servir le maitre etait une faveur, un honneur, une recompense.  Ils jouissaient a ce titre d'une certaine consideration sociale et d'un statut enviable. Leur condition privilegiee, associee'  a leur apparente docilite, etait donc susceptible de nourrir des reactions de depit ou des sentiments de jalousie. Mais, plus profondement, dans une perspective dialectique, la soumission de l'esclave colonial peut etre lue comme une strategie individuelle d'adaptation en situation de risque, visant a contrer le proces de depersonnalisation et de desocialisation qu'est tout esclavage  et a gagner quelque reconnaissance.

Une seconde raison s'oppose a l'hypothese de la possible presence parmi les esclaves d'avant la Revolution d'une image stigmatisante de Kongo soumis. Une telle image est contredite, au moins partiellement, par l'image opposee du Kongo  enclin au marronnage , les Kongos  partaient marrons  souvent. Il n'etait sans doute pas difficile pour leurs compagnons d'atelier des autres groupes ethniques de s'en rendre compte. Durant la periode ou le journal Les Affiches Americaines tenait dans la colonie de 1764 a 1793 un registre du compte des  negres partis marrons  et du decompte des  marrons arretes les Kongos occupaient toujours le sommet de la liste des fugitifs (Fouchard 1988). L'inclination du Kongo au marronnage impose donc de relativiser son penchant a la soumission.

Les Kongos formaient, il est vrai, le groupe d'esclaves africains le plus nombreux dans la colonie. Il faut le prendre en compte pour une appreciation exacte de l'importance relative de leur marronnage. Vers la fin du regime saint-dominguois d'esclavage colonial, ils occupaient le premier rang parmi les groupes ethniques les plus importants. De 1757 a 1791, Gabriel Debien calcule qu'ils auraient represente dans chacune des trois provinces de la colonie plus de 17 % des esclaves nes en Afrique c'est-a-dire plus que les trois groupes ethniques reunis qui suivaient sur l'echelle demographique de la population bossale, a savoir les Aradas, les Nagos et les Ibos. David Geggus pense que l'etude de Debien sous-estime la proportion des Congos dans la colonie, notamment dans les plantations cafeieres. Sur la base de nouveaux recensements partiels couvrant les annees 1780, il estime leur proportion a presque 60 % dans le Nord et le Sud, a environ 50 % dans les hauteurs de l'Ouest et 32 % dans les plaines. Dans la decennie precedant la Revolution, trois bossales sur cinq auraient ete des Congos dans les provinces du Nord et du Sud, un sur deux dans les montagnes de l'Ouest (Geggus 1991).
Peut-on s'appuyer sur les seules donnees statistiques des dernieres annees du regime colonial pour evaluer la proportion globale des Kongos dans la population des esclaves africains ? On sait au moins que la moitie de tous les captifs transportes d'Afrique a Saint-Domingue durant les deux siecles d'existence de la colonie etait des Kongos . Mais, ce qu'il importe de souligner ici, c'est l'augmentation rapide dans la seconde moitie du XVIIIe siecle du nombre des captifs de l'aire culturelle bantoue vendus a Saint-Domingue sous le nom de Kongos. C'est apres 1750 que les negriers francais commencerent a s'approvisionner a grande echelle au sud du Benin. Les plus grands contingents de captifs arrivaient alors de l'Afrique equatoriale sous le nom de Kongos. Ce terme generique regroupait les captifs traites sur les cotes du Kongo et de l'Angola, mais venus de la grande region qui couvre aujourd'hui en partie le Cameroun, le Gabon, le Kongo, le Zaire et l'Angola. Les negriers et les calons ne manquaient pas d'ailleurs de faire la distinction entre les Francs-Kongos et les autres (Malimbes des environs de Douala au Cameroun, Moussombes et Mondongues plus a l'interieur sur la riviere du Zaire, Loangos de la cote de l'actuel Gabon, Mayombes de la cote de la Guinee equatoriale actuelle, Angolas de l'Angola d'aujourd'hui, etc. Par l'accroissement continu de leur nombre de 1750 a 1790, le groupe pluriethnique Kongo en vint a surclasser la population reunie des trois principaux groupes d'esclaves originaires du Golfe de Guinee. La surrepresentation numerique de ce groupe n'est de toute evidence pas un facteur favorable a la diffusion au sein de la population esclave d'avant la revolution d'une image negative de Kongo soumis.

 Conspiration  dans le coeur pour la liberte

Au contraire, le groupe Kongo a ete un pole d'attraction culturelle durant la periode precedant la revolution. Par son activite religieuse et symbolique intense dans le Nord (a Limbe durant les annees 1750 avec Makandal  et dans l'Ouest (a Petit-Goave en 1768 avec Don Pedro), il a exerce une influence durable au sein de la population esclave. Il y a diffuse le gout de la danse et le sens de la chanson, deux elements du patrimoine culturel populaire d'Haiti. Plus important, il a contribue de facon substantielle a l'elaboration du vodou haitien. Les manifestations du vodou anterieures a la Revolution des esclaves portent toutes la marque de leur influence religieuse. La danse a Dom Pedre ou Don Pedro, inventee en 1768 a Petit-Goave par un negre originaire de la partie espagnole, croit Moreau de Saint-Mery, serait un rituel d'origine Kongolaise, de meme que la ceremonie observee en 1786 a Marmelade et dirigee par Jerome Poteau .  Marmelade etait a l'epoque un quartier neuf, nouvellement mis en valeur par la culture cafeiere et une main-d'oeuvre servile surtout Kongolaise (Geggus 1991). Un des traits caracteristiques de la danse rituelle don pedro (devenu petro), c'est la violence de l'emotion religieuse exprimee par le danseur en transe. La ceremonie de rite petro d'origine Kongolaise est distincte de la ceremonie de rite rada d'origine dahomeenne. Mais, aujourd'hui, les deux rituels font partie integrante du vodou haitien. Ils sont respectivement associes aux deux grandes classes de lwas du pantheon vodou que sont les radas originaires du golfe de Guinee et les petro originaires des cotes du Kongo et de l'Angola ou integres dans le groupe des divinites originaires de ces cotes  .

Un troisieme temoignage concerne le vodou, dont Moreau de Saint-Mery dit que les principes et les regles etaient maintenus par les Aradas, ses veritables sectateurs . Cette observation laisse entendre donc qu'il y a eu d'autres sectateurs. Mais une lecture unilaterale de la remarque du temoin explique peut-etre pourquoi le vodou a ete pendant longtemps aborde comme un culte surtout d'origine dahomeenne .   Ses sources Kongolaises essentielles sont restees longtemps ignorees ou inexplorees . On commence a peine a decouvrir toute leur importance. La fameuse  chanson africaine  associee au vodou et a la ceremonie d'initiation des nouveaux membres et rapportee par Moreau de Saint-Mery, est un chant kikongo . D'abord reconnu tel et traduit par Cuvilier, puis analyse aujourd'hui par David Geggus (1991) , ce chant kongo fournit des informations precieuses sur l'imaginaire religieux des esclaves de Saint-Domingue a la veille de la Revolution. Sa presence essentielle au coeur d'une ceremonie rada (moment de l'initiation) fait decouvrir le vodou naissant comme un lieu de rencontre et d'integration de la population esclave de toutes origines ethniques. On percoit la une communaute afro-creole en voie de constitution, fondee sur une vision religieuse commune, la poursuite d'objectifs communs et la pratique de la solidarite. A un moment prevu du culte , les fideles allaient deposer leurs offrandes sur l'autel. Une partie des dons servait a payer les depenses de l'assemblee ou les services commandes par la confrerie pour sa gloire ou son illustration ; l'autre partie servait a procurer des secours aux membres presents ou absents qui en avaient besoin. Puis, on proposait des plans, arretait des demarches, prescrivait des actions,  que la reine vaudou appuyait toujours de la volonte de Dieu et qui n'avaient pas toujours le bon ordre et la tranquillite publique pour objet  note l'observateur de la ceremonie. Enfin, les fideles s'engageaient sous serment a souffrir la mort plutot que de rien reveler et meme a la donner a quiconque oublierait qu'il s'etait aussi solennellement lie .

Un autre document contemporain, relatif aux activites cultuelles des esclaves, laisse aussi reperer l'influence de l'imaginaire Kongo. En 1758, Jacques Courtain, procureur au Conseil du Cap et juge dans le proces de Makandal et de ses complices, ecrivit un Memoire sur les  makandalistes  a l'intention des magistrats qu'il croyait mal informes. Ses sources sont les proces-verbaux des revelations arrachees aux prevenus durant l'epreuve des interrogatoires -- Makandal fut cet esclave bossale devenu marron, qui se rendit celebre par la pratique de l'empoisonnement et le  projet de faire disparaitre de la surface de Saint-Domingue tous les hommes qui ne seraient pas noirs  . Durant son marronnage de plus de douze ans, cet esclave rebelle avait monte a travers la province du Nord une organisation secrete, une confrerie  qui lui etait totalement devouee. Il se disait prophete et passait pour invulnerable et immortel aupres de ses fideles. Arrete en 1758 et condamne comme  seducteur, profanateur, empoisonneur  il fut brule vif sur la place de l'eglise du Cap. Mais, trente ans plus tard, bien des Negres croyaient encore qu'il n'avait pas peri dans le supplice  .


MAKANDAL  OU MA KUNDA




Dans son Memoire (AOM, F3), Courtain decrit la  fete des Makandals  celebree par les inities assembles sous la direction sacree du grand sorcier Makandal et d'une grande sorciere >>. Certains elements symboliques du ceremonial appartiennent au rituel petro, associe a des cuites d'Afrique centrale, telle la machette avec laquelle le grand pretre Makandal frappe les adeptes. Geggus suggere que le mot makandal pourrait etre une deformation du mot kongo  Ma kunda /makwanda  signifiant  amulette ; il aurait ete choisi comme nom propre par le dit Makandal  dans un acte de symbolisation. Le Memoire en question enregistra un recit qui merite d'etre rapporte ici. Il s'agit d'un mythe joue, mis en scene, par le  grand sorcier Makandal avait toujours une piece de toile, dit le recit, qu'il trempait dans une baille d'eau et qui en sortait tantot d'une couleur, tantot d'une autre. Pour commencer, il la tirait couleur olive : Voila les premiers habitants de l'ile  s'exclamait-t-il. Puis, il la tirait blanche  Ce sont les maitres actuels de l'ile  expliquait-t-il. Pour finir, il la tirait noire et annoncait : Voici les prochains maitres de l'ile (Courtain, 1758, AOM, F3). Makandal venait ainsi de creer ou recreer le mythe fondateur d'un pays a naitre : a travers une mise en scene symbolique, on assiste a l'institution imaginaire de la societe afro-haitienne a venir. Makandal avait une immense influence dans toute la province du Nord ou se repandit cet imaginaire de liberation porteur de l'idee d'independance. Rappelons que toutes les insurrections generales eclaterent dans cette province, ou la proportion des esclaves etait la plus forte et ou les K ongos representaient dans les annees 1760  , 1780 plus de 60 % des esclaves nes en Afrique (Midy 2004).

Dans toutes les manifestations religieuses decrites dans les temoignages examines, l'influence culturelle du groupe Kongo est evidente. Elle s'exerce au-dela du cercle des esclaves nes en Afrique, comme l'atteste l'exemple de la ceremonie petro a Marmelade, ou le grand celebrant etait un mulatre creole, et celui de la danse a Dom Phedre a Petit-Goave, ou le grand pretre etait un esclave originaire de la partie espagnole. Ces manifestations religieuses etaient toutes melees d'activites politiques visant a rassembler, organiser, mobiliser les communautes des fideles du vodou contre  l'ordre blanc colonial . Telles furent les assemblees nocturnes a Marmelade, dans la province du Nord en 1786, pour des danses rituelles de rite petro ; elles furent interdites et leurs chefs, en fuite, accuses de precher l'independance et condamnes par contumace. Telle fut aussi la ceremonie de rite rada observee par Moreau de Saint-Mery ; les actions prescrites au cours de cette ceremonie religieuse ou l'on prechait l'independance n'avaient pas non plus la tranquillite publique pour objet. Quant a la fete des Macandals du Memoire du juge Courtain, elle etait l'occasion pour Makandal de precher l'independance. Dans tous les cas, on se trouvait en face de fideles reunis, Kongos et non-Kongos, manifestement prets a s'engager resolument dans une action contre l'ordre public  colonial esclavagiste. On n'y trouve pas la trace d'une image, deja formatee a ce moment, du Congo soumis. Ne pourrait-on pas trouver toutefois, dans la situation relationnelle ou divers groupes d'esclaves etaient en competition pour la reconnaissance, des representations pouvant servir a la construction d'une telle image ?

Affirmer le  droit reel des Creoles a la superiorite sur les Africains ? 

La veille de la Revolution de Saint-Domingue, on pouvait repartir les esclaves en trois grands groupes culturels, du point de vue de leur contribution particuliere a la formation du peuple haitien : le groupe des Creoles accultures dans le melting pot colonial, le groupe des Congos de l'aire culturelle bantoue, le groupe des Aradas et apparentes du golfe de Guinee qui possedaient une culture sensiblement uniforme Dans l'imaginaire colonial, une ligne de division nette, quasi ethnique, opposait les Creoles nes dans la colonie aux Bossales venus d'Afrique. On tenait les premiers pour une classe a part, plus intelligents, nes avec des qualites physiques et morales qui leur donnent un droit reel a la superiorite sur les Africains  (Moreau de Saint-Mery 1958, I: 59).

Les Creoles participaient eux-memes a l'operation de classement. Baptises jeunes, ils faisaient de leur bapteme une marque de superiorite sur les Bossales qu'ils appelaient par moquerie  baptises debout . Ils etaient fiers d'avoir le creole comme langue maternelle, de pouvoir entendre et parler le francais, la langue du maitre, d'etre assez proches du Blanc pour imiter ses manieres et tenues exterieures, comme danser le menuet . Ils tiraient un profit strategique et symbolique de la possibilite pour eux de passer inapercus quand ils partaient marrons dans les villes et les bourgs, pouvant aisement se fondre dans la foule des Negres libres dont ils ne se distinguaient en rien quant a l'apparence et a la posture. En raison de la superiorite qui leur etait attribuee, ils beneficiaient d'un statut privilegie. On leur epargnait generalement la marque d'abaissement qu'etait l'etampage ; ils etaient choisis pour la formation (certains en France) de negres a talent et d'ouvriers de manufactures de sucre, preferes pour les postes de commandeurs d'ateliers et de negres domestiques ; enfin, ils recevaient une nourriture et un habillement meilleurs.

Grace a leur situation et leur statut privilegies, ils exercaient une attraction considerable sur les malheureux Bossales desavantages en tout au depart .  C'est une vanite a laquelle la plupart des Africains sont sujets , temoigne Girod de Chantrans (1785)  ils tiennent a honneur de ne savoir que le jargon de la colonie, afin de passer pour creoles Soumis des leur naissance au phenomene d'acculturation au contact quotidien des maitres blancs, ils etaient dans la population esclave le groupe le plus metisse du point de vue culturel. Constituant un pont entre le monde blanc et le monde  africain ils etaient comme naturellement prepares et disposes a jouer un role politique de premier plan, une fois declenchee la lutte contre le regime d'esclavage colonial . Thomas Madiou semble meme voir dans les luttes de pouvoir pour la direction de la Revolution haitienne un affrontement entre les Lumieres europeennes incarnees par les Creoles et la Superstition africaine incorporee aux Bossales.

Pour completer le portrait des groupes domines susceptibles d'entrer en competition pour la reconnaissance et le pouvoir, une fois declenchee la Revolution, il faut aussi compter le groupe des Affranchis , Negres et surtout Mulatres. Donne pour une race distincte,  la race intermediaire des sang-mele le sous-groupe mulatre occupait une position privilegiee et dominante : certains etaient proprietaires de plantations et d'esclaves, beaucoup etaient eduques et formes en France ou ils avaient des liaisons et des appuis importants, tous se reclamaient de la France et de la culture francaise. Pendant longtemps, ce sous-groupe chercha vainement l'egalite avec les Blancs et l'alliance avec les maitres, pour le maintien du regime d'esclavage colonial. Il dut finalement s'allier aux esclaves souleves contre ce regime pour eviter son propre aneantissement dans une Saint-Domingue en feu, embrasee a la suite de la decision de Napoleon Bonaparte en 1802 de restaurer l'ancien ordre colonial fonde sur l'asservissement des Negres et l'avilissement des Mulatres (Raimond 1791, AOM, F3).

Le role des Kongos dans la Revolution haitienne

Quelle a ete l'importance relative du role des Kongos dans la Revolution haitienne, compare a celui des trois autres grands groupes culturels distingues plus haut ? Comme nous l'avons deja avance plus haut, ils ont joue, tantot en confrontation, tantot en collaboration, un role de premier plan dans l'embrasement de la scene coloniale. Ils se sont fait remarquer dans la premiere insurrection generale pour la liberte ( 1791-1793) comme dans la seconde insurrection pour l'independance (1802-1803) (Menesson-Rigaud 1958; Fick 1992).

Ils fournirent au mouvement insurrectionnel ses forces combattantes decisives, dans le Nord notamment, foyer de l'insurrection, ou ils representaient 60 % des Bossales. Ils furent les premiers a entrer massivement en insurrection, nommement pour l'independance, apres la deportation de Toussaint Louverture en 1802, quand l'armee expeditionnaire de Napoleon, commandee' par le general Leclerc, eut entrepris le desarmement des cultivateurs. Ils avaient bien senti que c'etait le prelude au retablissement de l'esclavage. Ils fournirent aussi a la revolution des dirigeants de forte conscience ethnique et de volonte d'autonomie manifeste. On connait la reponse de Macaya a Sonthonax en 1793. Le Commissaire civil francais avait invite le chef Kongo a passer avec sa petite armee d'insurges au service de la France revolutionnaire, contre l'envahisseur royaliste espagnol; il lui avait promis la liberte en retour, pour lui et ses hommes. Makaya rejeta l'offre, parce qu'il ne voulait pas, expliqua-t-il, avoir a combattre ses freres, qui se trouvaient dans les deux camps :  J'ai trois rois, celui du Kongo qui est le roi de tous les Noirs, celui de la France qui est mon pere, et celui de l'Espagne qui est ma mere (Madiou 1847, II).

Aux Kongos la direction de la lutte contre l'oppression coloniale ?


 Le roi du Congo, roi de tous les Noirs ! Cette pretention etait-elle une maniere de revendiquer la suprematie pour les sujets de ce roi a Saint-Domingue ? Quoi qu'il en soit, on assista, au cours de la guerre d'independance, a une vive lutte pour le commandement supreme de la revolution entre Kongos-Bossales et Creoles. Sans-Souci, Makaya , le plus influent des chefs insurges du Nord, fut le premier a se faire appeler  general en chef . Apres lui, Lamour Derance, originaire du golfe de Guinee, auparavant chef de la societe marronne independante du Morne La Selle, prit le titre de  general en chef des departements de l'Ouest et du Sud  ; il commandait, ecrit l'historien Thomas Madiou, a des bandes d'Aradas, d'Ibos, de Haoussas, de Kongos, organisees sur une base ethnique. Enfin Dessalines, ancien general de division creole, se proclama plus tard  general en chef de l'armee independante , apres que les officiers noirs et mulatres des troupes coloniales, jusque-la au service du corps expeditionnaire francais, eussent rallie l'insurrection populaire generalisee. Selon lui, le commandement supreme lui revenait de droit. Les Kongos avec Makaya , de leur cote, ne voulaient pas reconnaitre la suprematie des anciens generaux des troupes coloniales, qu'ils regardaient comme des traitres a la cause des Noirs. Ces officiers creoles s'etaient souleves apres eux, apres qu'ils les eussent pourchasses au nom de la France .

Kongo , une denomination generique

 
Les Creoles gagnerent finalement la bataille pour la suprematie militaire et politique. Les chefs africains furent combattus sans merci. Les deux grands concurrents de Dessalines furent attires dans des guetapens et liquides. Sans-Souci Makaya  fut tue lors d'une rencontre proposee par Christophe, qui voulait, pretextait ce dernier, s'aider des lumieres du chef Kongo pour l'organisation des bandes du Nord. Lamour Derance fut assassine' alors qu'il passait en revue, sur invitation, des troupes fideles a Dessalines, qui avaient feint de se placer sous l'autorite du general en chef  africain. Sans-Souci  Makaya  avait pourtant fini par faire sa soumission au general en chef creole. Mais, Dessalines avait resolu, selon ses propres mots, de faire  rendre le dernier souffle a la faction expirante des Kongos .  C'est dans ce contexte de chasse aux chefs africains que deux leaders Kongos du Nord, Cagnet et Jacques Tellier, en vinrent a persuader leurs partisans qu'il etait de l'interet des Africains de se soumettre plutot aux Francais qu'a Dessalines qui avait jure leur extermination .  Leur soumission a l'ennemi blanc eut pour resultat de ramener le drapeau francais dans les quartiers a predominance Kongo et d'entraver dans le Nord les mouvements des troupes fideles a Dessalines. L'image du Kongo soumis et traitre a peut etre ete forgee' a ce moment-la dans les rangs de l'armee indigene, au niveau de ses couches dirigeantes creoles. C'etait de bonne guerre : les deux parties aux prises s'accusaient mutuellement de trahison, ajoutant chacune l'arme ideologique a sa panoplie militaire.

Il est a noter, cependant, que le terme depreciatif Kongo  est une categorie supra-ethnique, synonyme  Africain ou de  Bossale .  C'est dans le cadre de la lutte pour la suprematie politique qu'apparut cette categorie ideologique indifferenciee. Le mot Kongo  dans la bouche des dirigeants creoles, designait alors, dans un sens pejoratif, les bandes d'insurges nes en Afrique et commandes par des chefs  africains  independants de la direction creole de la Revolution Le Kongo ,c'est le Bossale >> inferieur au le Negre africain sur qui le Creole avait, dans l'imaginaire colonial,  un droit naturel de superiorite . Dans le cadre de la lutte entre chefs  creoles  et chefs  africains  pour la suprematie politique, l'image depreciative du Kongo servait a isoler politiquement les chefs africains des masses  africaines  majoritaires dans la population esclave. Mais comment expliquer la perpetuation de cette image dans la memoire collective haitienne ? Quelle a ete sa fonction dans la societe postcoloniale ?

Imposer les lumieres creoles a l'ignorance africaine


La nouvelle Haiti independante issue de la Revolution de Saint-Domingue a reproduit la structure et les rapports sociaux de l'ancien regime colonial, de meme que ses pratiques exclusives et oppressives. Une minorite de proprietaires et d'administrateurs sont devenus les nouveaux maitres du nouveau pays et le systeme de plantation a ete conserve, les cultivateurs, rives aux plantations, forces au travail, soumis a la discipline militaire, ont ete prives d'instruction et se sont vu interdire de pratiquer leur culte vodou. Ces mesures eurent pour effets une triple exclusion economique, politique et culturelle de la majorite cultivatrice et la mise en place d'un Etat oligarchique militaire. Aux mesures de re-asservissement et d'exclusion, le cultivateur repondit par le marronnage, comme jadis sous le regime colonial. Il fuyait la plantation et la plaine, et se refugiait dans les mornes a la recherche d'independance et de liberte reelle. C'est ainsi que s'est formee, durant la premiere moitie du XIXe siecle, la paysannerie haitienne, plus ou moins autarcique (Blancpain 2003; Moral 1961). Aussi Madiou, premier historien haitien, a-t-il pu representer en 1847 la nouvelle Haiti comme une societe partagee entre deux categories sociales distinctes quant a la culture, sinon la nature. L'une, se donnant pour l'elite  instruite, composee surtout de Creoles et habitant la ville, s'est rangee sous le pavillon de la civilisation europeenne. L'autre, donnee pour  la masse >> ignorante, composee surtout de laboureurs  africains  habitant la campagne, est supposee etre  restee sous l'impression des moeurs africaines  (Madiou 1847, II: 157).

Le cultivateur opposa aussi d'autres formes de resistance a l'oppression. Durant les annees 1840, les paysans du Sud se souleverent et revendiquerent de la terre pour leurs jardins, des ecoles pour leurs enfants et la fin de l'usure pratiquee par le commerce urbain. Pour combattre le danger d'anarchie apprehendee, l'oligarchie elabora la theorie du pouvoir naturel de l'elite eclairee. Un autre historien haitien de la meme epoque la formula dans un enonce saisissant.

Les hommes instruits, eclaires, d'une nation quelconque, doivent ... avoir la direction de ses affaires : ils forment la tete du corps social, les masses n'en sont que les membres qui executent les determinations de la volonte. Renversez cet ordre naturel, dicte par la raison, et il n'y aura qu'une confusion anarchique dans la societe civile (Ardouin 1854, V: 60).

C'est en vertu de cet  ordre naturel , comme le justifia Ardouin, que Dessalines, Christophe et Petion, les chefs creoles de la guerre d'independance, se crurent obliges de soumettre par la ruse et la force Lamour Derance dans l'Ouest et les chefs de bandes congos dans le Nord. Ces chefs africains  repugnaient a reconnaitre aucune superiorite, non seulement dans les mulatres, mais meme dans les noirs qui n'etaient pas nes comme eux en Afrique  Tout creole, a leurs yeux, etait indigne de commander en chef .  Ils  devaient [donc] subir le joug que les lumieres doivent toujours imposer a l'ignorance, dans ses propres interets . Peut-etre, conceda-t-il pour attenuer la brutalite de son jugement, que

sous un certain rapport, on doit excuser ces hommes ignorants car,

tandis qu'ils se levaient partout contre les Francais, les chefs et

les troupes coloniales servaient d'auxiliaires a ceux-ci et les

traquaient dans les bois, sans qu'ils puissent comprendre leurs

motifs secrets. L'initiative de la resistance a l'oppression

europeenne leur etant due, il etait naturel qu'ils eussent cette

ambitieuse pretention. Mais, il est evident que chacun d'eux,

voulant l'organiser selon les idees bornees qu'ils tenaient de la

tribu africaine, a laquelle ils appartenaient dans leur pays natal,

ils ne seraient jamais parvenu a s'entendre (60).

 

Fonction sociale de l'image depreciative de  Kongo .

Soulignons, en guise de conclusion, la fonction sociale de l'image depreciative du terme  Kongo dans la societe haitienne postcoloniale. L'analyse fait decouvrir un  Kongo complexe et contraste, a la fois apparemment pliable  a l'esclavage colonial et reellement  porte au marronnage , entre parmi les premiers dans la guerre pour l'independance et pousse, pour sa survie, a la veille de la victoire, du cote de l'ennemi colonialiste-esclavagiste. L'image postcoloniale du Kongo soumis pret a la trahison a ete produite sur la base de ces faits grossis en legendes par la raison politique. Elle fut construite au cours de la guerre d'independance dans la dynamique de la lutte de pouvoir entre les divers groupes d'insurges, pour la direction de cette guerre. Reprise et cultivee par la suite, pour la suprematie politique de la minorite au pouvoir dite  l'elite eclairee , l'image du Kongo -- de l'Africain, s'entend -- pret a la soumission et a la trahison a pu se perpetuer dans la nouvelle societe haitienne, ou la majorite travailleuse d'origine africaine a ete soumise a la domination de la minorite creole possedante et dirigeante. Cette image depreciative jouait une fonction necessaire, celle de contribuer a la legitimation du systeme oligarchique mis en place au lendemain de l'independance d'Haiti, en le donnant pour un ordre naturel . Aujourd'hui, la fonction de justification et de legitimation de l'image depreciative du terme  Kongo  a beaucoup perdu de sa pertinence et de son efficacite. L'image survit cependant a sa fonction sociale, comme une legende incontrolee d'un auteur anonyme : un Kongo imaginaire s'est superpose au Kongo reel.

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Franklin Midy

Departement de sociologie, UQAM

(1.) Pour cette etude, priorite est donnee aux sources primaires, celles des archives coloniales et des observations de voyageurs europeens en Afrique et dans les colonies d'Amerique. Sur le plan epistemologique, pour le dechiffrement de l'histoire des Africains en Amerique, le paradigme de l'action est privilegie (Lovejoy 1998: 184).

(2.) Direction unipolaire nationale ou politique versus direction multipolaire culturelle ou ethnique.

(3.) Voir la fameuse tripartition courante de la societe coloniale saint-dominguoise en trois classes-races : << la classe des Blancs, la classe des Affranchis et la classe des esclaves (Midy 1993).

(4.) << Pour ne faire insulte a personne, j'entends commencer par l'origine. Un Ligure, Christophe Colon, persuada les Rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, qu'a partir de notre Occident, il irait decouvrir les iles des confins de l'Inde, s'ils lui procuraient navires et equipement : ils propageraient ainsi la religion chretienne et pourraient facilement acquerir perles, aromates et or en quantite prodigieuse >> (Pierre Martyr d'Anghiera, novembre 1493, cite dans Todorov 1992).

(5.) En 1799, l'auteur anonyme d'un Essai sur l'esclavage et observation sur l'etat present des colonies des Europeens en Amerique notait la presence sur le nouveau continent de sept metropoles a colonies partageant entre elles presque trois millions d'esclaves arraches d'Afrique. La France y comptait pour 23,3 %, l'Espagne pour 19,2 %, l'Angleterre et le Portugal pour 13, 8 % chacun, la Hollande pour 4,6 %, le Danemark pour 1,5 %, la Suede pour 0,1% et les Etats-Unis, ancienne colonie anglaise, pour 23,3 % (Archives d'outre-mer, [AOM], F3).

(6.) Pour des discussions approfondies sur la position de l'Europe chretienne et eclairee devant la traite negriere et l'esclavage colonial, voir Gisler 1981 ; Quenum 1993 ; Davis 1968 ; Duchet 1995.

(7.) L'Exclusif colonial regissait aussi bien le commerce des produits (biens manufactures et denrees coloniales) que le trafic des << facteurs de production >> (Mintz 1981). La metropole s'etait reserve le monopole de la traite des esclaves, qu'elle cedait, dans les premiers temps de l'etablissement de la colonie, a une ou deux entreprises privees, telles que la Compagnie des Indes Occidentales, la Compagnie d'Afrique, la Compagnie du Senegal ou la Compagnie de Guinee.

(8.) Voir le Memoire historique et politique sur la Colonie de Saint-Domingue, 1763 (auteur anonyme, AOM, F3).

(9.) Impatients d'aller faire fortune a Saint-Domingue, nombre d'individus sans le sou en France se vendaient pour trois ans a un capitaine de navire qui, pour le prix de leur transport, les revendait a un habitant sur l'ile. On les appelait Engages ou Trente-six mois. Une espece d'esclaves blancs en fait, qui n'etaient en general pas mieux traites que les esclaves noirs, quoique places, dans la hierarchie imaginaire des races, au-dessus d'eux, a titre de Blancs.

(10.) Environ 2 000 esclaves en 1681, 20 000 en 1710, 200 000 en 1763, 300 000 en 1782, plus de 400 000 en 1788.

(11.) Environ 400 en 1665, etablis surtout a La Tortue, 4 000 en 1700, 7 000 en 1715, plus de 30 000 a la veille de la Revolution francaise. Ils etaient venus de France ou Creoles nes sur l'ile pour la plupart, a l'exception d'un contingent de 900 Acadiens deportes du Canada et de 2 600 immigres allemands arrives en 1764 (Moreau de Saint-Mery 1958, I).

(12.) Temoin le discours de Le Brasseur en 1782 : << L'empire qu'ont les blancs sur les esclaves est tel que doivent l'avoir des etres doues d'une intelligence cultivee et mise en action sur d'autres etres prives de connaissance et encore abrutis par la servitude >> (AOM, F3).

(13.) 210 en 1681, 440 en 1700, 2 500 en 1739, 15 000 en 1767, plus de 25 000 en 1789, a la veille de la Revolution.

(14.) << Nous avons pris sur les Espagnols une grande quantite de negres, indiens, mulatres et mulatresses >> ecrit en 1685 le gouverneur de Cussy au ministre de la Marine et des colonies (AOM, C9A, 2).

(15.) Le gouverneur Ducasse fait remarquer en 1692 au ministre de la Marine et des colonies qu'a peine 1 000 negres ont ete amenes d'Afrique depuis la fondation des compagnies et que << ceux qui y sont viennent surtout de l'industrie des habitans qui en ont eu des etrangers ou des rapines des corsaires >> (AOM, C9A, 4).

(16.) La traite connut son plein developpement au XVIIIe siecle, en reponse a la demande croissante de main-d'oeuvre servile pour les plantations sucrieres et cafeieres en expansion : 20 000 esclaves en 1710, 200 000 en 1763, 300 000 en 1782,560 000 en 1789. L'accroissement phenomenal du nombre des esclaves allait de pair avec l'augmentation croissante du prix des negres : 600 livres dans les annees 1710, 1 400 livres dans les annees 1760, 2 400 livres dans les annees 1780.

(17.) Avant de donner le temps aux nouveaux de se reconnaitre, on pourrait mettre a profit leur ignorance, conseille Thibault de Chanvallon, et leur faire voir plusieurs de ces experiences de physique et de chimie propres a tromper le peuple. On menagerait leur surprise, en graduant ces experiences des plus simples aux plus etonnantes. << Cette petite ruse ne peut que lieur] donner ... une plus grande consideration pour leurs maitres >> (Chanvallon 1763: 65).

(18.) Le syntagme d'esclave colonial, comme celui d'esclavage colonial, a le statut de concept dans ce texte. Il veut marquer la difference essentielle de forme qu'il y a entre l'esclave des societes lignageres et patriarcales d'Afrique (Meillassoux 1986) et l'esclave des colonies de plantations d'Amerique. Moreau de Saint-Mery avait deja finement observe la difference de caractere qui distinguait l'Africain venu d'Afrique de << l'Africain devenu colonial >>. Il fit remarquer << que les moeurs des Africains reunis dans les Colonies y forment un ensemble ou l'on ne trouve pas exactement les moeurs particulieres de ces divers peuples. Agissant sur le moral les uns des autres, les nuances du caractere qui distingue l'Africain des autres habitans du globe se fondent en quelque sorte en un tout qui ne conserve que le ton principal et qui sert a montrer l'Africain devenu colonial >> (1958, I : 46). J'emprunte au memorialiste et ethnographe de Saint-Domingue, pour fin de caracterisation distinctive de l'esclave des colonies de plantations, l'expression descriptive << Africain devenu colonial >>, pour proposer les concepts << esclave colonial >> et << esclavage colonial >>. Je soutiens ici que l'esclave colonial est une production de l'esclavage colonial.

(19.) << Les negres ont une telle confiance dans ces grisgris que j'en ai vu qui m'ont hardiment presente la poitrine sur le bout de mon fusil, en me disant de tirer, que cela ne leur ferait rien >> (Lamiral 1789 : 112). On a vu, durant la revolution haitienne, des masses d'insurges, se croyant invulnerables, charger sans peur les troupes blanches et leurs canons. Ces faits de croyances ont ete tous indistinctement rapportes, sans nuances, aux superstitions du vodou.

(20.) Avec les Haoussas et les Malais, les Nagos sont connus au Bresil comme etant des chefs de soulevements (De Queiros Mattoso 1979).

(21.) Claire Lefebvre et son equipe de l'Universite du Quebec a Montreal ont soutenu et documente la these de la genese du creole haitien a partir de deux langues-sources, le francais et le fongbe parle a la Cote d'Or, par relexification du fongbe (Lefebvre 1998).

(22.) Mais elle n'etait pas preferee dans d'autres ateliers, comme a la sucrerie Cottineau, ou les proprietaires ont toujours prefere des creoles aux bossales, et des negres de la Cote-d'Or a tous les autres Africains (Debien 1962).

(23.) Les Congos passaient, cependant, pour moins intelligents que les Senegalais ou les Negres du Golfe de Guinee. (Debien 1974, 1946 ; Moreau de Saint-Mery 1958).

(24.) Actuelle Republique democratique du Congo (RDC).

(25.) << Le mot mayombo ou mayombe qui revient a plusieurs reprises [au cours de la danse] rappellerait le congo. Nous sommes dans un quartier montagneux a cafeieres ou les esclaves sont surtout des Congos >> (Debien 1972 : 284).

(26.) Il n'y a pas d'ailleurs que la contribution congo a la formation du vodou haitien a mettre en lumiere. Pour mieux comprendre cette religion afro-creole, il faut egalement prendre en compte la contribution de la religion catholique pour esclaves, plus precisement du clerge catholique colonial (Midy 2003a). Ce peut etre une approche heuristique que de l'etudier comme le resultat d'un bricolage dynamique au sens de Bastide (1970).

(27.) Eh ! Eh ! Bumba, hen ! hen !/Canga bafio te/Canga moune de le/Canga do ki la/Canga li.

(28.) Eh ! Eh ! Mbumba, eh ! eh !/Arretez les Noirs/Arretez les Blancs/Arretez les sorciers/Arretez-les.

(29.) << Le Nord, region de grandes plantations, ou la densite des Noirs est la plus forte, et ou le fantome de Macandal tient chacun en eveil >> (Pluchon 1987 : 179).

(30.) A travers l'interrogatoire de partisans de Makandal, << la societe noire apparait differente de celle que l'on imagine habituellement ... On apercoit quelque chose de neuf. Des grouillements d'hommes et de femmes autour de personnages auxquels leurs pouvoirs occultes donnent attraction et ascendant. Des allees et venues qui dessinent des groupes federes par les memes croyances magico-religieuses, entretenues par ces intercesseurs redoutes que sont les sorciers >> (Pluchon 1987 : 194).

(31.) L'observation suivante de Joinville-Gauban vaut en particulier pour le groupe d'esclaves creoles : << Ils ont, depuis leur origine, tellement revere l'espece blanche qu'ils se sont constamment fait gloire de leur ressembler dans leur conduite, comme de les imiter dans leurs actions >> (1789, I : 52).

(32.) << Les Creoles seraient au desespoir, note le pere Labat, qu'on les marquat comme on fait les boeufs et les chevaux >> (Labat 1742 : 332).

(33.) Selon differentes observations ou etudes demographiques, a la veille de la Revolution francaise, la proportion des Creoles varie entre le tiers (Moreau de Saint-Mery) et la moitie (Debien). D'apres Hilliard d'Auberteuil (1776-1777), les Creoles etaient presque aussi nombreux que les Bossales dans les annees 1770 : 140 000 d'un cote et 150 000 de l'autre. Pour mieux evaluer la force d'attraction des Creoles sur les Bossales, il faudrait agreger aux Creoles-nes les Negres creolises arrives tout jeunes d'Afrique et accultures dans la colonie.

(34.) La decision de l'insurrection generale fut prise dans une assemblee de 200 commandeurs representant les esclaves, a la reunion du 14 aout 1791 (Geggus 1992, 2000).

(35.) Modeste au debut, environ 210 en 1681, 440 en 1700, leur nombre se rapprochait de celui des Blancs a la veille de la Revolution, environ 20 000 en 1787 et 25 000 en 1789.

(36.) Le soulevement general des esclaves dans la nuit du 22 au 23 aout 1791 s'est conclu le 29 aout 1793 par la proclamation de la liberte generale dans le Nord par le commissaire civil Sonthonax. La Convention francaise ratifiera la decision de Sonthonax pour Saint-Domingue et l'etendra a toutes les colonies de la France.

(37.) << Comme ils etaient la plupart africains, ils avaient de l'aversion contre les noirs creoles qui generalement se croyaient superieurs a eux >>, tenta d'expliquer Thomas Madiou (1847, II : 360).

(38.) << A cette epoque (1802-1803), on donnait la denomination generique de Congos aux Africains de toutes les tribus de la cote occidentale de l'Afrique >> (Madiou 1847, Il: 303).


 


 

 




3 commentaires:

  1. Tres instructive comme article. l histoire de l esclavasigm de l homme african doit etre enseigner en profondeur aux fils et filles d Afrique...

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  2. c'est sure car ils doivent savoir de leur histoire,ceux qu'ont fait leurs ancetres pour qu'aujourd'hui ils jouissent de leur liberte......l'histoire est vaste et ne s'arrete jamais

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  3. Cet article est en fait "LES CONGOS À SAINT-DOMINGUE: De l’imaginaire au réel" du prof. Franklin Midy.
    Cesse donc de faire ton "Haoussa", signifiant "rapace/voleur" en Créole haïtien. Quand on utilise l'article d'un autre, on lui donne tout le crédit. Alors, tu vois? La majorité des éthnies africaines se dénigreait mutuellement. Pas juste les Congos faisaient les frais de la cohabitation forcée. Alors courage. On vous aime, les Congos, autant que les autres. Mbote.

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